P

 POLLO MALO (poulet méchant)

                                 Scène de "Rinrin Renacuajo" (Le têtard Rin-rin). Fable de Rafael Pombo.

  

À l’âge de huit ans, je ne considérais pas le cache-cache comme un loisir. Plutôt une nécessité. Mes cousins m’effrayaient avec les histoires du pollo malo, un esprit qui joue des tours à la perception des gens. 

Urbano, le plus âgé de mes cousins, un troglodyte de treize ans, avait consacré un tiers de sa vie à l’étude approfondie des adultes et leurs comportements. Il se servait de cette connaissance pour exercer son pouvoir sur les plus faibles. Lorsqu'il voulait me torturer, je prenais refuge dans un labyrinthe de grappes de plantain et de vieux moteurs. Mais il me suivait. En me sachant proche, il se mettait à fredonner cette chansonnette qu ́il disait avoir composée :

Si dans la nuit tu déconnes autour de tes potes

Tu fais le rigolo avec des histoires drôles,

N’imite surtout pas la chanson du poulet méchant

Lorsque tu l’entends piailler, lorsque tu l’entends loin,

Le voilà encore plus proche que tu ne le crois

Ou si tu le sens comme s’il était sous la table

C’est parce qu’il n’est pas là, lève-toi donc tranquillement

Et avant de te coucher, fais le signe de la croix.


Je tremblais en pensant à ce poulet démoniaque qui défiait la logique de l’espace. Si ses sons viennent de loin, il est alors dans les parages ; s’il est déjà loin, ce sont quand même des bruits que l’on entend dans la chambre. 

Urbano se mettait à imiter le piaulement lointain tandis qu´il montait sur les palettes pour mieux voir le dépôt. Cependant, je tenais bon. Je savais me placer dans le point aveugle de ses yeux, le temps nécessaire pour filer. 

Hélas, ils finissaient toujours par m’attraper. Ce n’était pas à cause de ma capacité à ne pas être perçu, mais à ma course maladroite, boiteuse, à mes pieds qui claquaient sur le terrain où craquaient des branches. 

Urbano, Macalister, Danilson, Eustaquio, Robusiano et Hortensia me prenaient alors par les extrémités et me berçaient tandis qu'ils répétaient : 

— On a de la bouffe pour le pollo malo ce soir. 

Pour conclure ce rituel, comme si j’étais un sac de maïs, ils me balançaient dans le poulailler. Une poule couveuse m’accueillait toujours avec des piquages. 

  Mon oncle, gentil avec tout le monde, surtout en excès quand il s’agissait de la famille de ma tante Virgilia, ne réprimandait pas mes satanés cousins. Il voulait toujours se servir du dialogue et du raisonnement. Il finissait par accorder la raison aux plus forts.  

— Allez, s’il vous plaît, les garçons. Laissez-le tranquille. Ne le mêlez pas à vos affaires ! 

Il m’amenait dans un petit cabinet où il me frottait les blessures de picage avec un coton et de l´alcool.

 — T’es un bon garçon, Santiago. Tu dois apprendre à te défendre et à te faire respecter ! puis il me décoiffait. 

— Va jouer, disait-il en allant vers l´usine. 

C´était la mi-juin. Les festivités du San Pedro s´annonçaient grandioses à la Place Juan Bosco. Une fanfare de musique nord-mexicaine y jouerait ce soir-là. L´aguardiente, le guaro, l’eau de vie sucrée et anisée, purgerait les ténias des sybarites et assouvirait la soif des âmes du purgatoire. Cela au dire de ceux qui en boivent.  

Mon oncle s’était mis sur son trente-et-un et portait un joli chapeau. Tante Virgilia et les autres avaient choisi des habits plus adéquats pour l’évènement. Ils ne cessaient de se moquer de lui. 

— Tu as l’air d’un verre de champagne servi à côté d’un plat de haricots ! taquina Tante Virgilia au bord du sentier.

— C'est une belle opportunité pour bien s’habiller. On ne sait jamais s’il y aura un client potentiel qui s’intéressera aux bougies.

— D’accord, Rogelio. On y va ? 

— Attends. Je dois dire quelque chose à Urbano.

Celui-ci s’occupait à marteler les pièces de ce qui devrait être une cage aux loutres. Il souleva la tête dès qu’il entendit son prénom.

— Urbano, tu restes seul avec les enfants. Je te prie d’être sage. Mangez quelque chose et allez vous coucher avant que le soleil ne se couche. Ne jouez pas dans l’obscurité. C’est dangereux !

— Oui, mon oncle.  

— Et surtout… sois gentil avec Santiago !

— Oui, mon oncle !

— Que Dieu et la Sainte Vierge vous bénissent, dit finalement mon oncle en traçant une croix dans l’air. Soyez prudents.

Tous les adultes se mirent en route vers le village. Dix minutes plus tard, le soleil commençait à foncer entre le branchage des arbres, et la noirceur nous annonçait de rester sages dans la maison.

Urbano termina sa cage et alla faire un tour dans la cuisine. Il revint avec une lampe à huile et quelques bougies.

— Fais gaffe ! Tu peux mettre le feu partout, dit Hortensia.

— T’inquiète, Hortou ! 

Les autres cousins profitèrent de la lueur pour courir et sauter, la marelle, l’attrape. Je regardais l’horizon assis sur le perron. Tout semblait calme et tranquille sous le ciel bleu aubergine de l’Amazonie. 

Tout à coup, Urbano et les autres se placèrent devant moi. Urbano portait la lampe et les autres tenaient chacun une bougie. Leurs visages allumés contrastaient avec les trous noirs de leurs yeux.

  — Ça y est, tout le monde. On va éteindre la lampe et les bougies, dit Urbano en soufflant sur la flamme. 

Les autres firent de même. 

— On a la ferme pour jouer toute la nuit ! …Et voir si le pollo malo vient faire un tour par ici ! On peut l’attraper dans la cage aux loutres ! On a déjà l’appât pour qu’il assouvisse sa soif de pêcheur...

Urbano imitait la voix du père Tobias, le seul mortel à des centaines de kilomètres à la ronde capable d’utiliser ce genre de mots. 

— On joue à cache-cache ? demanda Hortensia, sa grosse tête splendide sous la lueur de la pleine lune.  

— Oui. Mais on va faire différemment. On va bander les yeux du Boiteux, on le cache et après il nous cherchera. 

Je protestai, mais ils me menacèrent de me lancer dans un tas de boue derrière la porcherie. Je protestai encore, mais ils m’avaient déjà saisi. Ils couvrirent mes yeux d'une lanière graisseuse avec laquelle mes oncles manipulaient la faux. 

Ils tournèrent en rond plusieurs fois pour me désorienter, mais je connaissais les dénivellations et les odeurs du sol. Ils me laissèrent dans une petite hutte à outils, un peu retirée de l’ensemble des bâtiments. Ils m´avaient mis à l’intérieur d’un grand sac. 

La réverbération du concert étouffait les bruits de la forêt. Des vagues d’écho communiquaient l’état d’âme des villageois. Peu de probabilités pour un retour opportun des adultes.   

Je considérai alors que je devais poursuivre le jeu proposé par Urbano ou rester immobile, histoire de gagner du temps. De toute façon, aucun de ces choix ne m’aurait sauvé de la boue des porcs. J’aurais pu aussi défaire les ficelles du sac, le découdre du dedans, mes doigts étant comme de petits ciseaux et des aiguilles, mais ils ne servirent qu’à faire de mauvais dessins et à écrire. 

Parfois je confonds ce moment vécu à mes huit ans avec la vision du fleuve glacé que j’eus pendant mon douzième anniversaire, lorsque je touchai le cylindre confisqué par les militaires. À l’intérieur de ce sac, je sentis une brûlure froide sur le front. Je vis apparaître une pièce de cent pesos entre mes yeux qui grandissait, qui se défigurait et prenait la forme d'un oiseau ouvrant ses ailes en plusieurs couleurs. Mais au lieu de faire le « piou piou » proche ou lointain du pollo malo, il disait « rou-ah rou-ah ». Mes yeux étaient ceux que j’avais à Bogota, quatorze ans plus tard, à l’âge de vingt ans, au milieu du gaz, mon dos façonnant l’ordure au-dessous, mon habit de jaguar qui brillait en pépites comme une constellation. 

Tout se mêle dans mon récit, et je m’en excuse. 

Je reviens à cette soirée de San Pedro, lorsque j’hallucinais. 

Les visages de mes cousins défilèrent dans un carrousel dont j’étais l’axe. Leurs têtes en carton exprimaient la surprise et la peur. 

La première tête s’arrêta pendant une seconde devant moi. C’était Danilson.  

Sans bouger de mon sac, je le vis allongé à plat ventre sur les tuiles de la porcherie. Tout à coup, il sentit une boule de plumes rebondir sur lui. En essayant de se tourner, Danilson glissa vers l´avant et « prout », tout droit dans le bourbier.

Les têtes continuèrent à tourner dans mon esprit. Ce fut le tour à la fois de Macalister, Eustaquio, Robusiano et Hortensia. Ils s'étaient cachés dans le labyrinthe de palettes, au dépôt. Ils entendirent quelqu’un y entrer. Ils attendirent en silence pour pouvoir sauter dessus. Dans le néant, un piaulement se déguisa en croassement. Puis, le bruit diminua, comme si l’animal s’éloignait. Pétrifiés, les pauvres virent une foudre, puis une poule pendue du toit. Ils coururent, ils trébuchèrent, puis « prout », atterrissage sur le groin.  

Il ne restait qu’une tête, celle d’Urbano. Il avait préféré se cacher derrière la hutte pour me suivre et me pousser. Mais en voyant que le temps passait et que je ne sortais pas, il alla vérifier.

  — Tu l’as cherché, Boiteux ! Tu vas manger de la bouette à cochons ! dit-il en donnant un coup de pied au sac.  Aïe ! se plaignit-il en se frottant le pied. T’es un bon à rien. Tu ne sais pas comment t’en sortir ou quoi ? Espèce de gros nigaud !

Il ouvrit le sac et n’y découvrit que de la boue. Il leva les yeux vers la lune. Il poussa un cri peu viril. Quelque chose d’affreux se déploya de toutes ses ailes. 


RETOUR À LA RÉCEPTION DE L'HÔTEL MANIGUA


POULET (Bouillon de) 


J’ai commandé un bouillon de poulet. Plutôt qu’un petit poulet insipide que l’on achète en ville, il s’agissait d’une grande poule grandie en liberté, qui goûte le maïs et la substance pure de la chair de volaille. Ce bouillon est réputé pour relever ceux qui demeurent alités. En le mangeant, je reprendrais mes forces perdues lors du long voyage que j’avais encore marqué sur la peau. 

    —Bon appétit, la serveuse a déposé sur la table une grande assiette creuse et fumante. Une cuisse baignait dans le bouillon, à coté de morceaux carrés de pomme de terre et de plantain. 

    Elle me souriait. Elle voulait continuer le jeu.

    J’ai goûté la première cuillère.

    —Délicieux, j’ai dit en chuchotant.

    —Est-ce que vous voulez une autre chose?

    —Bien sûr… Si on reprenait notre conversation?

    Soudainement, elle a fait un signe de malaise, comme si elle ne s’attendait pas à une telle réplique. Elle a compris que je n’étais pas pour la draguer. 

    —Bon… j’aimerais, Monsieur. Mais pas ici, mon patron nous observe… Tenez, vous pouvez m’appeler à ce numéro après quatre heures, elle a dit en me donnant un petit papier et en s’en éloignant avec nervosité. 

    Il n’y avait plus rien à dire. Je ne l’appellerais pas. J’ai bu le bouillon en vitesse et dévoré le poulet. Je me suis relevé et je suis parti avec une autre meilleure idée. 






Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

M

Des œufs brouillés avec de l’arepa et du chocolat chaud